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Section sous la responsabilité de
Nathalie Vincent-Arnaud

La condition de confinés nous a transformés. L’humain moderne, celui qui apparaît autour des XVIe et XVIIe siècles, qui a pensé devenir « libre » grâce à l’ingéniosité de ses inventions et s’est même cru « libéré » au XXe siècle, cet humain-là s’est métamorphosé du jour au lendemain en terrestre confiné dans une « zone critique1 » dont il ne pourra jamais s’extraire. Bruno Latour déclare ainsi : « Vous avez tous compris que la pandémie du Covid-19 […] ne fait que préfigurer une situation nouvelle dont vous ne sortirez pas. » (2021: 64) Sans peut-être avoir lu Bruno Latour, le pianiste Brad Mehldau exprime à sa manière cette métamorphose en interrogeant son être au monde à l’aune d’une réflexion menée sur son rapport personnel à la spiritualité dans son album Jacob’s Ladder (2021). La thématique choisie prolonge celle d’un opus précédent, Finding Gabriel (2019). Celui-ci avait été réalisé depuis le parallèle établi par le musicien entre sa compréhension de certains textes de la Bible et la perpétuelle balance qui se jouait entre fausses nouvelles et vérité objective au moment où il concevait l’album. « Where to turn for the truth? Ask, with a humble heart, listen deeply, and the answers will come », précise-t-il en fin de compte dans son texte de présentation pour le site de sa maison de disque (s.a., 2019).

Trois ans plus tard, après avoir vécu l’enfer(mement) du confinement, et enfanté à cette occasion une suite pour piano solo qui reflète grâces quotidiennes, luttes internes et rituels divers vécus durant cette phase (Suite. April 2020, 2020), Mehldau paraît avoir accepté sa nouvelle position dans le monde grâce à un retour vers Dieu :

We are born close to God, and as we mature, we invariably move further and further away from Him on account of our ego. […] God is always there, but in our discovery and conquest, and all the joys and sorrows it brings, we may lose sight of him. […] He sets a ladder before us though, like in Jacob’s dream, and we climb towards him, to find reconciliation with ourselves, to stitch up all those worldly wounds and finally heal. (Mehldau, 2021)

Cette métamorphose spirituelle s’exprime au moyen d’une musique des plus hybrides, miroir tant du parcours de vie de Mehldau que de sa trajectoire artistique. À la fin du XXe siècle, Brad Mehldau sort les premiers volumes de son « Art of Trio », trois albums (The Art of the Trio Volume One, 1997; Live at the Village Vanguard, 1998; Songs, 1998) qui vont le révéler au plus grand nombre au moment précis où Keith Jarrett se voit contraint de délaisser la scène à cause d’un syndrome de fatigue chronique qui lui interdit toute activité physique prolongée entre 1996 et 1998. Mehldau devient « le » nouveau représentant emblématique du trio avec piano (qui est un peu l’équivalent du quatuor à cordes pour la musique dite « classique »). Le rock et ses déclinaisons multiples planent cependant sur sa pratique sous la forme de reprises de Radiohead, Nick Drake et autres Beatles. Champion du jazz acoustique, compositeur de musiques interprétées par des artistes du monde dit « classique », en 2014 il surprend son auditoire avec la sortie de Taming the Dragon, album en duo avec le batteur Mark Giuliana dans lequel il joue principalement des synthétiseurs et renoue ainsi avec les instruments du rock progressif découverts dans son adolescence.

Pochette de Jacob’s Ladder (2021)  
Brad Meldhau, Jacob’s Ladder, Philips, 2021.  

Jacob’s Ladder synthétise toutes ces expériences en métamorphosant quelques-unes de ses chansons favorites. L’album s’ouvre ainsi par la ligne mélodique et les paroles du refrain de « Tom Sawyer », tube du groupe canadien de rock progressif Rush (Moving Pictures, 1981), chantées, d’abord a capella puis accompagnées du piano acoustique, par un enfant à la voix formée pour la musique dite « classique ». Le choix de reprendre un morceau du groupe Rush n’a rien d’anodin puisque « Jacob’s Ladder » est le titre d’une chanson de leur album Permanent Waves (1980). Le morceau « Tom Sawyer » fait par ailleurs l’objet d’une réappropriation plus loin dans l’album de 2021 avec le vocaliste-mandoliniste Chris Thile. Une autre chanson, cette fois du groupe Gentle Giant, « Cogs in Cogs » (The Power and the Glory, 1974), se trouve trois fois métamorphosée sous forme de mini-suite. Mehldau s’appuie sur sa mélodie insolite et sa métrique complexe pour concevoir un jazz-tronica planant, puis une musique qui se souvient de l’époque élisabéthaine (par la présence notamment d’une lira da gamba), avant une conclusion en forme de double fugue interprétée aux synthétiseurs. Le premier des trois morceaux de la seconde suite fait entendre un montage étrange de récitations du livre de la Genèse (en anglais et en allemand) sur l’aventure de Jacob de Beer-Sheba jusqu’à Haran où il rêve de l’échelle. Les deux autres pièces brassent des styles musicaux allant du free jazz à la musique électronique, en passant par les musiques dites « anciennes » ou « contemporaines ». Germanophile de longue date, pour concevoir « Herr und Knecht », Mehldau s’empare par ailleurs d’une des notions philosophiques de Hegel, celle de « Herrschaft und Knechtschaft » (la dialectique du maître et de l’esclave) exposée dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), qu’il pare d’une musique prog-metal et d’un cri final déchirant.

L’album se termine par « Heaven », point d’orgue d’une double métamorphose. Cette dernière s’opère tout d’abord sur le plan spirituel, par une sorte de renaissance imaginée, comme Mehldau le précise lui-même dans les notes de pochette : « The record ends with my vision of heaven—once again as a child, His child, in eternal grace, in ecstasy. » (2021) Sur le plan musical proprement dit, le pianiste use en conséquence d’une nouvelle mélodie entendue dans son adolescence, le morceau « Starship Troopers » de Yes (The Yes Album, 1971), comme base de cette ultime pièce. Survenant après un dérèglement de la notion de style — croissant à mesure que les plages s’enchaînent —, cette métamorphose-ci acquiert une dimension paradisiaque grâce à la présence d’une harpe, de la voix d’ange d’un enfant, de la réverbération et de collages divers.

  • 1. L’expression est de Jérôme Gaillardet, cité par Bruno Latour : « [V]ivre dans une zone critique, c’est apprendre à durer un peu plus longtemps, sans mettre en péril l’habitabilité des formes de vie qui vont venir à la suite. » (2021: 41)
Pour citer

FLORIN, Ludovic. 2023. « Dieu, Hegel et Rush. D’un confinement à une métamorphose », Captures, vol. 8, no 1 (mai), section contrepoints « Résonances ». En ligne : revuecaptures.org/node/6867/