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Section sous la responsabilité de
Laurence Le Guen
Christine Rivalan Guégo

Entre 2003 et 2007, la photographe Sarah Moon propose ses propres versions, filmiques et livresques, de quatre contes, rassemblées dans le recueil Quatre contes (2008). Si elle garde la portée symbolique des œuvres patrimoniales signées Andersen, Grimm ou Perrault, elle en change le décor, les personnages, le récit et le titre. Ainsi, Barbe Bleue devient Le fil rouge, La petite fille aux allumettes se change en Circus, Le petit soldat de plomb est rebaptisé L’effraie et La petite sirène devient La sirène d’Auderville.

Dans Le fil rouge, court-métrage de 17 minutes réalisé en 2005, la jeune mariée est interprétée par Avril Bénard.

Laurence Le Guen : Avril Bénard quelle est votre profession? Est-ce que de près ou de loin votre vie est liée à la photographie?

Avril Bénard : Je suis écrivain. J’ai publié un roman en janvier de cette année, À ceux qui ont tout perdu (2023) aux Éditions des Instants, qui parle de l’exode, sujet éternel, et de la difficulté de quitter sa vie en une heure et de savoir quoi emmener. Je suis dans l’écriture d’un second roman actuellement. Ma vie est vraiment tournée vers l’écriture. Je ne fais pas de photographie. J’ai commencé à travailler avec Sarah Moon extrêmement tôt. Cela aurait pu me donner envie de faire de la photographie mais cela a finalement mis la barre trop haut. Je n’ai pas voulu tenir à mon tour un appareil photo. Je fais uniquement des photos familiales, prises dans l’intime.

L. L. G. : Comment avez-vous été amenée à collaborer avec Sarah Moon sur ces projets d’adaptation de contes et quel âge aviez-vous?

A. B. : J’avais 19 ans pour Le fil rouge. J’ai commencé à travailler avec elle lorsque j’avais cinq ans et je n’ai jamais arrêté. Je pose moins pour elle. Maintenant, il s’agit plus d’une collaboration dans l’intime. Elle signe le portrait de mon livre. Au départ, j’ai posé pour son travail personnel, pour des photos figurant dans ses monographies. J’ai ensuite posé pour ses photographies de mode, parues dans de nombreux magazines. Vers 14 ans, j’ai joué dans Circus, sa réécriture de La petite fille aux allumettes. Je suis la petite danseuse masquée, pleurant au bord de la piste. Nous avons ensuite collaboré sur Le fil rouge et sur le film Cinq heures moins cinq, un moyen métrage qui raconte une histoire d’amour impossible entre une jeune femme et un homme âgé.

Sarah Moon, Quatre contes réalisés par Sarah Moon (2008)  
Couverture du recueil de courts métrages Quatre contes réalisés par Sarah Moon, France : Éditions Scérén-CNDP, 85 min  

L. L. G. : Vous souvenez-vous comment elle vous a présenté ce projet d’adaptation de contes?

A. B. : Cela fait longtemps qu’elle travaille sur les contes. Elle aime les traiter comme des faits divers. Je sais que beaucoup de gens trouvent son Chaperon Rouge très dérangeant. Je n’ai pas vécu les choses avec cette violence, parce que j’ai toujours eu une relation de confiance et de repères. Elle m’a dit qu’elle allait adapter La Barbe Bleue, ce conte d’une extrême violence, et qu’elle avait envie de travailler avec moi dans le mouvement et non plus dans le figé. Nous avons réalisé toute une préparation visuelle et non une préparation de jeu ou de directeur d’acteur. Nous nous connaissons suffisamment bien pour ne plus avoir besoin de cette étape. Nous avons longuement travaillé sur la conception et le choix des costumes, si importants dans la conception de ses images, très picturales. C’est sa styliste, Marie Malterre, qui s’occupe des shootings de mode et qui fait aussi le choix des décors.

L. L. G. : Étiez-vous partie prenante dans la réécriture du conte?

A. B. : Non! C’est vraiment elle. Elle choisit ses images en fonction de ses visions, comme celle de l’œil du poisson gigantesque sous la bâche. Dans ses adaptations, tout est très lié également à sa voix off. C’est elle qui l’écrit.

L. L. G. : Quels souvenirs gardez-vous du tournage?

A. B. : Il a dû durer une dizaine de jours, dans d’anciens locaux de la SNCF, des hangars désaffectés de 10 mètres de haut. Je me rappelle ces endroits comme des cathédrales glaciales. C’était la première fois que j’avais une vraie place de comédienne. Je m’en souviens comme d’une danse, de rentrer dans cette histoire comme dans une musique, d’être portée par cette histoire. Le rapport aux comédiens était très particulier. Jacques Monory, un grand peintre et grand ami de Sarah, jouait mon père. Léonard Guillain joue Barbe Bleue, mon mari. Je forme des duos avec eux. On peut parler de complicité pendant le tournage et de complicité des corps. Dans la scène de l’enlèvement, Barbe Bleue m’emporte sur ses épaules. J’ai les bras ballants comme ceux d’une poupée de chiffon et cela s’est joué instinctivement. Physiquement, Leonard est une montagne et moi j’étais toute menue à côté de lui. Une chorégraphie s’est mise en place entre nos deux corps très différents.

L. L. G. : Quel regard portiez-vous sur cette jeune femme qui se libère de son mari violent? Posiez-vous un regard féministe à l’époque sur cette femme qui n’attend pas l’aide de ses frères pour briser ses chaînes?

A. B. : Je me souviens de la scène dans laquelle je m’échappe. Il y a une référence à M. le maudit avec cette ombre sur moi. Je me souviens que c’était très important qu’elle se sauve elle-même. Je me souviens d’avoir vraiment trempé et retrempé la clef plus que de raison dans le faux sang et de toute la symbolique de cette scène. Nous avons tourné ce film chronologiquement. Je me souviens de cette échappée à la fin de l’histoire. Je l’ai vécue comme ma propre échappée. Tout s’entremêlait entre ma vie personnelle et cette histoire terrible.

L. L. G. : Aujourd’hui, pourriez-vous montrer le livre ou le film à votre petite fille? Le voyiez-vous comme un film à destination des enfants à l’époque du tournage?

A. B. : J’ai grandi dans l’univers de Sarah Moon, depuis mes cinq ans. C’est donc la normalité pour moi. J’ai été élevée dans son monde, avec beaucoup de repères adultes. J’étais avec les adultes, je lisais des livres pour adultes, j’ai vu des films pour adultes. On ne peut objectivement considérer ces adaptations comme des objets à destination des enfants, malgré leur contenu onirique. Malgré la parabole, on est dans une dureté concrète. Il y a moins la distance que peut induire le « Il était une fois… ».

L. L. G. : Pensez-vous que la photographie soit responsable?

A. B. : Non, c’est à cause de l’ancrage de ces histoires dans la réalité urbaine. C’est vraiment le contemporain, le réel et le fait divers qui gênent, même si visuellement, en raison des costumes, l’histoire ne s’ancre pas totalement dans une réalité prosaïque. Barbe Bleue est d’une violence absolue. Lui-même est un psychopathe. Tous les contes sont de toute façon d’une violence inouïe. On a tous été élevés avec ces contes, mais avec le recul on voit tous que c’est d’une violence absolue. On pourrait d’ailleurs se demander s’il faut les lire aux enfants. Ils étaient utilisés à la campagne dans des milieux hostiles pour mettre les enfants en garde et, ce faisant, ils permettaient une liberté qui venait des limites données par les contes. Ils sont tellement éternels qu’ils peuvent encore être appliqués à nos sociétés.

L. L. G. : Pourquoi Barbe Bleue a-t-il été rebaptisé Le fil rouge?

A. B. : Le fil rouge est sans doute le fil narratif du conte. Je m’autorise à penser que ce titre est aussi lié à tout ce sang, à la symbolique de cette tache. Sarah rebaptise toujours les contes. Le Petit Chaperon Rouge devient Le chaperon noir dans sa version filmique, je crois, et Circus est La petite fille aux allumettes.

L. L. G. : Que voudriez-vous ajouter pour le mot de la fin?

A. B. : Je pense à cette robe de mariée empesée. Je pense au plan sur ma nuque si fragile… c’est un corps fragile mais cette femme est forte. Les femmes sont toujours graciles, gracieuses, fragiles chez Sarah Moon, mais en même temps elles l’emportent toujours. La robe de mariée renvoie à une époque où les femmes étaient soumises. Dans cette adaptation, malgré sa jeunesse, sa fragilité, son erreur, sa naïveté, malgré cette robe, elle casse ses chaînes. On ne comprend pas très bien pourquoi le mari la laisse partir. Ce n’est pas présent dans la version originale. Il poursuit sa vie, on ne sait ce qu’il est devenu, mais il ne lui court pas après. Il peut faire courir un autre danger à quelqu’un d’autre? Ou bien a-t-elle brisé un cercle? En tout cas, il la laisse fuir. C’est une toute petite femme, flamme qui parvient à rompre ce lien qui la tient prisonnière.

Pour citer

LE GUEN, Laurence et Avril BÉNARD. 2023. « Quatre contes par Sarah Moon. Entretien avec Avril Bénard », Captures, vol. 8, no 2 (novembre), section contrepoints « Variations ». En ligne : revuecaptures.org/node/7259/