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Section sous la responsabilité de
Laurence Le Guen
Christine Rivalan Guégo

Pourquoi sortir le conte et sa forme brève et codifiée des lectures du soir, des récits au coin du feu, pour le faire monter sur les planches des théâtres contemporains? Deux exemples récents peuvent nous aider à répondre à cette interrogation. Thomas Jolly et Joël Pommerat, respectivement dans Le dragon (2022) et dans Cendrillon (2011), proposent des versions scéniques et post-féériques de contes dont ils exploitent des potentialités visuelles encore inexplorées, car le conte peut toujours nous surprendre.

Nicolas Joubard, Ophélie Trichard et Clémence Boissé dans Le dragon (2022)  
Evgueni Schwartz (texte original), Benno Besson (texte français) et Thomas Jolly (mise en scène), Le dragon, Angers, Le Quai. Centre dramatique national, 2022  
Photographie numérique du spectacle tirée de la page Instagram joubard_photography  
Avec l’aimable permission du photographe  

Avec Le dragon, relecture du conte et fable politique théâtrale d’Egveni Schwartz (1944), Thomas Jolly interroge les liens d’une humanité qui a en partie troqué sa liberté au profit du pouvoir et de ses excès. Le totalitarisme est assimilé à une entité tantôt abstraite, tantôt incarnée : le dragon. Développant pour ses décors, ambiances et personnages une esthétique proche de celle de Tim Burton dans The Nightmare Before Christmas (1993), ou, pour l’articulation aux mondes imaginaires, de celle de Pixar avec Coco (Lee Unkrich et Adrian Molina, 2017), Thomas Jolly propose des scènes inspirées du conte d’Andersen La bergère et le ramoneur, écrit en 1845, que l’on retrouve sous des modalités encore différentes dans le film d’animation de Paul Grimault, Le roi et l’oiseau, de 1980. Des mécanismes dramaturgiques et des procédés théâtraux aussi bien magistraux que minimaux animent le spectacle : à la musique électrisante, au brouillard et à la fumée, ainsi qu’à la lumière stroboscopique se mêlent un inquiétant acteur-chat, un bourgmestre bipolaire à la gestuelle faussement désordonnée, et des lustres qui descendent dans le même temps que trois notes de musique poudrée, caricaturent un État royal. La représentation offre un polyptyque diffracté d’images rendues dynamiques, qui conduit le spectateur à s’interroger sur son propre degré de « dragonisation ». Avec cette féérie satirique dans laquelle Lancelot, chevalier inspiré d’autres personnages justiciers errants du répertoire européen moderne, se donne pour bataille la libération d’une ville sous la domination, depuis 400 ans, d’un horrible dragon à trois têtes, Thomas Jolly tire parti des ressorts diégétiques propres au conte et du dynamisme d’une dramaturgie totale pour donner à voir à son public l’abrutissement des foules et leur difficile affranchissement d’un pouvoir qui les gouverne et qu’elles subissent. Le spectateur est physiquement pétrifié lui aussi, et s’émeut devant ces représentations de la guerre qui font écho aux actuels et tragiques reportages sur les lieux de conflits.

Affiche du spectacle Cendrillon (2022)  
Joël Pommerat (mise en scène), d’après un conte de Charles Perrault, Cendrillon, Paris, Théâtre de la Porte Saint-Martin, 2022  

Cendrillon (2011) de Joël Pommerat est une interprétation personnelle et anticonformiste du conte créé par Charles Perrault en 1697 et fixé dans sa forme retenue par l’imaginaire collectif actuel en 1812 par les frères Jacob et Wilhem Grimm. Pommerat en réécrit les modalités discursives du fil narratif. Exergue écho à l’ouverture originale du conte (« Il était une fois… »), l’analepse liminaire de la voix hors scène de la narratrice, qui commence par « Je vais vous raconter une histoire d’il y a très longtemps… Tellement longtemps que je ne me rappelle plus si dans cette histoire c’est de moi qu’il s’agit ou bien de quelqu’un d’autre », ouvre la pièce. En même temps, sur les notes d’un xylophone, la gestuelle d’un acteur-mime se surimprime tandis que le texte s’affiche sur un fond vidéoprojeté de nuages qui défilent. S’active alors une lecture dialectique ludique qui ne conserve du conte que la trame et joue avec la connaissance de l’histoire par les spectateurs en transposant l’intrigue dans un univers contemporain selon une relecture décalée (une ambiance boîte de nuit pour le bal, une belle-mère entichée du prince, une fée qui rate son tour de magie à plusieurs reprises…). Depuis Le Petit Chaperon Rouge (2004), Joël Pommerat nous a habitués à ces reprises des contes les plus célèbres dans lesquelles il met en scène le nécessaire apprentissage de l’existence jusqu’au dénouement, où la réinterprétation de la formule finale traditionnelle clôt le processus initiatique.

Fort de ces réécritures plurimédiatiques, le conte, ductile et porteur d’un imaginaire déployable en de multiples rhizomes, se régénère pour renouer avec le public. Loin de se dénaturer, il voit dans cette narration portée à la scène son potentiel didactique renouvelé. Le théâtre, qui permet de potentielles fécondes jouvences visuelles, confirme sa stimulante dimension sensorielle première, loin des attritions dragonisantes, après que distanciations sociales et confinements aient en partie redéfini les modalités de création et que les partages audiovisuels aient concurrencé l’acte (presque) individuel mais intersubjectif et protecteur de lecture des contes.

Pour citer

GUÉGO RIVALAN, Inès, 2023. « Contes en théâtre », Captures, vol. 8, no 2 (novembre), section contrepoints « Variations ». En ligne : revuecaptures.org/node/7287/